mercredi 1 avril 2009

The Mekons, 'Where Were You?'

Les bonnes chansons retentissent d’un égal éclat en toute occasion : la nuance qu’elles prennent peut bien s’échelonner sur un spectre infini au gré des humeurs, rien jamais n’atténue la force de leur impact, et cette fougueuse opiniâtreté qu’elles mettent à s’accrocher au cœur, toutes griffes dehors et recroquevillées sur son arête molle.
Par exemple, celle-ci me fait l’effet d’un hymne de stade, ou d’une bluette épineuse, ou d’un cri de frustration hurlé à la lune, ou d’un alléluia de bric et de broc – c’est selon. Mais elle résonne toujours du même cristal, caressé fébrilement par un doigt farouche. Je voulais commencer par parler de ‘Where Were You?’, parce que c’est une chanson simple, d’autant plus simple qu’elle est mal jouée, voire besognée par de petites mains farouches elles aussi, et tremblantes d’une rage timide. Les Mekons à l’heure de Fast Records étaient le groupe do-it-yourself ultime, tout ruisselant d’un anonymat sublime ; tous ses premiers singles scandent le même absolu renoncement, il n’y a qu’à lire le ‘Never Been In A Riot’ inaugural comme un caillou balancé à l’aveuglette dans le ressac séditieux du punk, en manière de novelty au ‘White Riot’ des Clash – mais une novelty qui chatouille plus qu’elle n’égratigne (voir ci-contre l'humour lessivé qui rejaillit de la pochette de Bob Last, avec son mausolée pisseux de disques d'or). La belle concorde entre forme brute, mal fagotée, souffreteuse, et fond de désinvolture chuchoté, était déjà trouvée, et figurait l’invention de ce minuscule groupe de Leeds. Mais où elle chavire vraiment, cette noce étrangement harmonieuse de médiocrité autarcique et de dérision, c’est bien là, sur ce deuxième single, cette interrogation abrupte, hargneuse, adressée à quelqu’un en général ou à l’humanité en particulier : ‘Where Were You?’.

Une guitare marque trois accords brinquebalants, répétés en une boucle furieuse, mais pas trop ; fait place à un roulement de batterie martial, comme pour suggérer la mue militaire de l’ambition musicale, éprise de puissance, mais par velléité plus que volonté de fer. Il y a une basse aussi, littéralement inaudible, fantomatique, livide, à vrai dire je ne saurais affirmer s’il y a ou non une basse – peu importe. Là, pendant cette quasi-minute de marche anarchique roulant dans un précipice, ‘Where Were You?’ déploie fiévreusement sa panoplie de stadium-rock pour bac à sable – ou pour la pelouse grevée de taupinières d’un club de National. La guitare a ce son malingre de ciseaux rouillés, les toms de la batterie sont frappés avec une application sauvage quoique prudente, et cet entrelacs féroce joue des coudes au diapason d’un tempo accéléré et d’un volume crescendo – mais la tension de l’incertitude (where were you?, oui, et where are we? aussi) est déjà palpable, alors on se cache, malgré tout, derrière une espèce de ferveur pusillanime. Jusqu’au point d’orgue.

En quarante secondes on a la base étriquée de la chanson, et on la sent vaciller déjà – et on réalise à peine que c’est l’allégorie de son existentialisme précieux, ce qui déjà la ceint d’un halo d’absolu. La suite nous conforte dans cet attendrissement envers le modeste se piquant de grandeur et de saine colère : une seconde guitare (sans doute Jon Langford...), souffle court, chant aigrelet, égrène quatre notes dans les hauteurs sur un rythme binaire, l’autre poursuit sa boucle branlante, la batterie s’enflamme un peu, achevant son trot en roue libre, et la voix du chanteur Tom Greenhalgh déclame ses reproches amers, aussi gravement qu’humblement, avec cet accent cauteleux du Yorkshire dont aucune authentique ligne mélodique ne vient estomper l’ardeur. Son phrasé repose sur deux tonalités, ni plus, ni moins, la seconde figurant l’interrogation du titre en se figeant sur une note stridente ; il chevrote un peu, et comme s’il s’en rendait compte tente le braillement punk de rigueur, pour donner le change mais voilà : porté par un flux lymphatique il renonce à nouveau, et le cri de rage s’étouffe dans sa gorge et la voix s’incline, haletante. Il faut signaler également une espèce de break cahotant, où tous les instrument semblent se désarticuler dans un roulé-boulé fracassant – à tel point qu’on craint pour leur intégrité et celle de la chanson, tant ces respirations ressemblent plus à des mauvaises chutes.

Mais finalement, de tout ce bazar étique émerge une dynamique irrésistible, celle du tremblé, du brouillon, de la rature : le parfum juvénile qu’elle dégage, en arrivant à son terme abrupt avec témérité, en dépit des carences en calcium de la musique, c’est celui de la vraie rébellion, acte d’amour d’un cerveau timoré et d’un cœur pur. Voilà une chanson fruste, composée et interprétée par des gens qui n’avaient sans doute aucune notion de solfège et devaient probablement s’écorcher les doigts pour apprendre à répéter à l’envi un accord majeur sur le manche d’une gratte – pour autant, aussi fruste et désordonnée qu’elle soit, ‘Where Were You?’ est de ces prodiges qui défient la raison pop : dans un touchant souci d’unisson, elle titube sur son fil, tiraillée entre l’angoisse de réussir enfin un coup et la frustration de n’y arriver jamais, et malgré les haut-le-cœur et les trébuchements fastidieux, elle glisse jusqu’à son terme, avec la grâce des débutantes, et manque s’envoler au détour d’une chicane rythmique ou d’un drone bâtard.

Après ces premiers feux, toujours frémissants, en toute occasion, les Mekons ont appris à jouer, ont rompu avec l’esthétique bancale qui fit la gloire de Bob Last et son label Fast, pour mieux grossir les rangs de la pop de sénateur – le mot est pompeux, et catégorique, mais à réécouter, cent fois, mille fois, ‘Where Were You?’, il s’impose à l’esprit le plus obtus. Les Mekons sont devenus un des ces multiples grands petits groupes, prolifiques, débordant d’inspiration, auxquels une tribu d’oreilles affûtées vouent un « culte » à l’abri des média. Ils ont écrit pas mal d’autres chansons, dans des styles divers, avec des couleurs variées ; certaines sont bonnes. Pas une cependant ne dépasse ‘Where Were You?’ dans la traduction d’une urgente invocation de la beauté à l’état brut. Celle-là, c’est le trésor inviolé de leur jeunesse, qui clame à merveille l’écho de la nôtre.